La discographie d’Ildjarn est un pur cauchemar, autant à écouter qu’à chroniquer. Certains d’entre vous n’en ont jamais entendu parler, mais cette entité norvégienne s’inscrit dans les grandes lignes de la seconde vague de Black Metal du début des années 1990. Avec un projet de cette époque et dont le style est aussi particulier, voire polémique, on pourrait s’attendre à plus de papiers sur la toile. En vain. Vidar Vaaer, qui a été bassiste de session chez Thou Shalt Suffer puis Emperor, est derrière le projet depuis le début des années 1990. Par la suite, les rééditions ont tout de même été produites par des labels d’intérêt comme Northern Heritage et Season of Mist. Mais même sur les gros webzines, les chroniques se font rares et sont surtout peu à même de contextualiser la chose. Un seul webzine français a eu le cran de tout chroniquer : feu Resistancia Underground, avec le style littéraire qui lui était propre.
La première fois que j’ai écouté Ildjarn, c’était déjà après avoir enquillé une bonne partie des classiques du Black Metal norvégien depuis quelques années. Je m’enthousiasmais alors pour les scènes de l’Est, en pleine expansion, et venais de mettre de bons pieds dans la scène toulonnaise. Dès le premier riff, je vais l’avouer : je n’ai rien compris. Cru, sale, mal produit — ça, d’accord, j’ai l’habitude. Mais un tel degré de minimalisme et de jusqu’au-boutisme, je n’avais encore jamais vu. Cela ressemblait littéralement aux essais bordéliques que je m’amusais à faire à la guitare, toutes les manettes à fond, sur mon 4-pistes Tascam. Et c’était littéralement ça. Tant au son qu’au style et au rendu. Les démos des Légions Noires, ça restait des K7 audios torchées par des adolescents, mais là, j’avais devant moi une discographie professionnelle entière, produite en CD, vinyles et K7 depuis plus d’une dizaine d’années dans tout l’hémisphère nord de la planète Black Metal. Le nom d’Emperor traînait autour. Il y avait une vraie base de fanatiques. Forgotten Tomb, Leviathan ou encore Xasthur avaient participé à un tribute album. À l’écoute, quelques bouts de riffs m’entraînaient ; pour le reste, pas moyen, je ne rentrais pas dedans. Je n’arrivais pas à me décider sur la qualité intrinsèque du truc. En fait, ce n’était pas possible pour moi, malgré mon activité de chroniqueur sur un webzine à l’époque, d’avoir un avis tranché.
27 titres, 75 minutes. Pas de temps mort : que du souffle, du bruit, de l’extrémisme quasi-bruitiste et l’amateurisme le plus total érigé en savoir-non-faire. Il n’y a pas de production à proprement parler : tout est en prise directe. Deux riffs par titre, des gammes pentatoniques primaires dont aucun groupe ne voulait déjà plus en 1986. Du blast mongol, vas-y, un break punk/crust débile entendu mille fois ? Te gêne pas. C’est déjà terminé ? Pas de développement ? Seulement deux minutes ? D’accord, bah c’est reparti pour vingt-six tours. Et cette batterie… entre les castagnettes et la boîte à rythmes sursaturée lo-fi. De quoi devenir fou. À mesure que les minutes défilent, le bruit est accepté par notre inconscient, et la haine atavique inhérente au Metal extrême se révèle. Crue et décharnée. Ildjarn ne peut pas être agréable. Il ne peut pas inviter à l’évasion enchanteresse. Ildjarn, c’est tout l’inverse. Mais sans l’être.
C’est du Black Metal. Oui, mais encore ? Et premièrement, c’est quoi, stylistiquement, le Black Metal, en fait ? On se met alors à réfléchir à cette période charnière, où Mayhem passait de Deathcrush à De Mysteriis Dom Sathanas, Darkthrone de Soulside Journey à A Blaze in the Northern Sky. Les influences déjà pleines de Sodom, Hellhammer et Blasphemy laissaient place à quelque chose de plus monolithique et noir, poussant la logique des premiers enregistrements jusqu’à leur paroxysme. On modifie le son, les structures, on détourne vicieusement le riffing. Comparer Sarcófago à Gorgoroth n’a alors plus rien à voir. On habille autrement ce Metal noir pour le porter à un autre paradigme. Ildjarn fait tout cela, mais lui dépouille tout et n’en garde que les structures les plus primitives. Ce parti pris permet d’aller justement à l’essentiel. Le Black Metal est d’abord le reflet d’une véritable colère à laquelle Vidar Vaaer n’a pas eu à donner un habit. Il la montre telle quelle et dans toute sa noire nudité. Les hurlements saturés, le dépouillement d’une batterie à l’allure mécanique et des riffs nauséeux auront raison de nombre de metalleux venus justement ici pour ça. C’est comme manger de la viande crue. Seules les espèces les plus carnivores s’en repaissent. Ildjarn offre ainsi la nature telle qu’elle est, sans fard. L’appel de la nature, mais laquelle ? Un Black Metal atmosphérique vers des vallées enchanteresses aux leads de guitare mélodiques ? Émulation adolescente d’un retour aux sources sans danger ! La nature est aussi cruelle, ce premier album le rappelle. Ici, point de fleuves elfiques, de forêts pleines de bardes dans lesquelles nombre de soi-disant passionnés ne mettent jamais les pieds, ni de petites fleurs de merde, comme le disait le zicos d’Amon Amarth. La nature, c’est aussi se frotter le visage avec de la neige jusqu’au sang, dans un bois terne et morne. Une image moins romantique, mais bien plus réelle.
Ildjarn envoie un grand coup de pied dans la mare, et ce n’est que le début d’une discographie aussi courte que fournie. Malgré un primitivisme des plus assumés, il est dommage que cette formation atypique n’ait pas été davantage mise en avant. La suite de sa courte carrière donnera plusieurs axes de lecture intéressants à bien des égards : albums ambient, d’autres quasiment bruitistes, ou bien des collaborations avec Nidhogg sur un Black Metal original qualifié de Necro Folkloric Black Metal. Plusieurs visages, mais une seule facette : la misanthropie, la haine et une nature indomptée, même par les fantasmes.